Parmi les contes et légendes les plus populaires du patrimoine1 québécois, la « chasse-Galerie » détient une place de choix. Cette légende datant du début du vingtième siècle comporte2 de nombreux éléments caractéristiques de notre folklore, notamment la figure du diable, la mention des valeurs et des péchés liés au catholicisme, les difficultés liées au travail de la terre, l’importance des fêtes et des rassemblements familiaux, etc. Elle a également été au cœur de nombreuses adaptations artistiques de nature musicale, cinématographique et picturale.
La légende se déroule le soir de la Saint-Sylvestre, soit un 31 décembre, peu de temps avant le premier coup de minuit. Il faisait alors un froid glacial. Un groupe de bûcherons, tristes de ne pas pouvoir fêter avec les membres de leurs familles, parlaient ensemble de leur malheur. Ce qu’ils n’auraient pas fait pour pouvoir rentrer chez eux, ne serait-ce que pour une nuit… Le patron du chantier décida alors de leur offrir un large baril de rhum afin de les remercier de leurs sacrifices, espérant par là qu’ils puissent se réchauffer et s’amuser un peu.
Le cuisinier du chantier venait tout juste de terminer la préparation du repas lorsqu’il décida de prendre lui aussi quelques verres d’alcool avant d’aller se reposer. C’est alors que Baptiste, le chef de l’équipe de bûcherons, le réveilla et lui proposa quelque chose de surprenant : aller retrouver pour quelques heures sa blonde3 prénommée Lise à Montréal. Bien entendu, rien n’était à ce moment plus tentant. Cela dit, comment faire? Plus de 400 kilomètres les séparaient! Mais Baptiste avait tout prévu. Certes, la distance était considérable, mais il serait possible de la franchir en voyageant à bord d’un canot volant! De plus, Baptiste insistait sur le fait que l’équipage pourrait être de retour dès le lendemain matin, et de bonne heure! Mais le cuisinier ne pouvait s’empêcher d’être méfiant : courir la chasse-galerie4, c’était risquer son âme! Et pour une seule soirée!
Baptiste rassura le bon cuisinier. La tâche était très simple, et les règles à respecter l’étaient tout autant : ne pas invoquer le nom du bon Dieu, et ne pas accrocher de clocher d’église lors du déplacement. Cela dit, le cuisinier était essentiel au projet étant donné qu’il fallait être huit hommes… Refuser impliquait donc d’empêcher ses collègues de pouvoir retourner en ville. Inquiet, mais désireux de voir son amoureuse et de ne pas mettre à mal le projet de ses amis, le cuisinier accepta et prit place au sein du canot magique. Les hommes firent un pacte afin de s’assurer du bon déroulement de la soirée : ne pas consommer ne serait-ce qu’une seule goutte d’alcool afin de ne pas prendre plus de risques que nécessaire.
Baptiste s’écria alors à pleins poumons5 la formule nécessaire au pacte : « Satan, nous te faisons la promesse de te livrer nos âmes si nous avons l’infortune6 de prononcer le nom de notre bon Dieu, ou encore si par malheur nous touchons à une croix d’église pendant notre périple. À cette condition, fais-nous voyager par-delà les montagnes, et surtout, ramène-nous tous sains et saufs au chantier au terme de7 cette escapade! ».
Tout d’un coup, le canot s’éleva dans les airs jusqu’à atteindre près de 500 ou 600 pieds d’altitude8, et se dirigea à toute vitesse vers la grande ville.
Vers les deux heures du matin, le canot atterrit sur le lieu des festivités. La soirée allait bon train9, tellement que Baptiste, manquant à sa parole, décida de boire deux verres de whisky blanc, quand bien même la tâche de diriger le canot sur le chemin du retour lui avait été confiée. Et de fait, ce qui devait arriver arriva : Baptiste se trompa d’itinéraire. Pire encore, le canot faillit accrocher la croix d’un clocher, si bien qu’il décida à la dernière minute de l’esquiver en faisant un brusque virage vers la droite. Or, en raison de la vitesse à laquelle Baptiste dirigeait le canot, ce dernier se renversa et chuta à toute vitesse. Sous le coup de l’émotion, Baptiste laissa s’échapper un sacre10. Heureusement, se dirent les autres membres de l’équipage, ce sacre n’avait pas eu lieu alors qu’ils se trouvaient dans les airs! Afin d’éviter qu’une telle chose se reproduise, ils décidèrent d’attacher le pauvre Baptiste et de lui mettre un foulard sur la bouche avant de reprendre la route. Celui-ci, mécontent de son sort et aggravé par la quantité d’alcool qu’il avait consommé malgré la promesse qu’il avait prise avant de partir, parvint à se dégager de ses liens, et prononça une seconde fois un sacre. Cette fois-ci, il était trop tard. Le diable les entendit, et prit possession de son dû : les huit âmes à bord du canot…
2 Qui contient ou implique quelque chose, du verbe comporter.